Inconsciente

« Les jours de grains, quand l’averse fait rage et met comme d’innombrables et longues baguettes d’eau sales entre le ciel et le macadam. Il faut la voir aller et venir à travers la cohue des gens, tassés là par la pluie sous les arcades de la rue de Rivoli.

Elle arpente le trottoir, hésite un instant à un angle, se retrousse comme pour prendre son élan pour traverser la rue, puis, au moment d’ouvrir son parapluie ou de héler un fiacre, revient brusquement sur ses pas, attirée on croirait par les splendeurs d’un étalage : la voici, d’ailleurs, qui s’y arrête et, comme hypnotisée, s’immobilise devant un assortiment de broderies persanes, le front appuyé à la fraîcheur des glaces, les yeux ailleurs, reculés sous les plis des paupières tandis que la bouche entr’ouverte sourit, qu’un bout de langue y pointe au coin mouillé des lèvres et dit crûment d’oser aux hommes qui passent, oui, d’oser prendre à pleines mains cette taille qui se cambre et cette croupe qui s’offre.

Car à cette minute cette femme aux dessous couteux et parfumés, à la chaussure fine, aux bas à coins brodés de deux louis la paire, est à qui veut la prendre… Sans volonté, sans défense, elle est la proie que peut emmener et posséder tout son saoul, en toute sécurité, dans le premier garni du voisinage ou chez lui, le premier comme le dernier venu (…) et cette femme, la mère de vos enfants, est à ce monsieur, à ce passant, à cet inconnu.

Mais elle, l’épouse adultère ?… Oh ! Elle ne se doute même pas de ce qu’elle fait, elle ne saura qu’après : la névrose la travaille, elle est inconsciente, en pleine crise. (…)

Et à quoi a obéi cette femme, qui vient de se prostituer bêtement à un inconnu, sans intérêt et sans plaisir ? Car elle n’a pas même pris plaisir, elle aime quelquefois son mari.

Mystère !… À on ne sait quel rut, quelle folie née des stations prolongées de vent toutes ces étoffes, tous ces reflets de peluches et de soieries, convoitises inavouées et inassouvies de ces mille objets de luxe et de féerie ; à on ne sait quel prurit aussi développé au frôlement de la foule, la foule des jours de pluie fumante et mouillée, et dégageant, tassée dans la chaleur de ces grands magasins, comme une odeur de bête et de fourrure. Est-ce que l’on sait, d’ailleurs ? Peut-être tout simplement à l’ennui, à un ennui de femme mariée astreinte à un minimum de dépenses, affolée des exigences du budget ; peut-être tout simplement à l’énervement de cette journée d’octobre, molle, pluvieuse et chaude, à un besoin de sensation neuve, à l’envie d’une brutalité. »

Jean Lorrain

« Inconsciente » Samedi 8 octobre 1892
Recueil de nouvelles Âmes d’automnes
Édition Alteredit – Les auteurs français 1900 (page 13)

Bretagne

« Il aperçut entre ses cils un des supplices quotidiens des plages bretonnes : le petit garçon que l’on a obligé à se baigner et qui reste maintenant inerte, les yeux décolorés et hagards, une mèche dégoulinante en gouttes glacées sur son front, et tenant à la main une tartine de beurre salé saupoudrée de sable, qu’il mastique sans cesser de claquer des dents. »

Jean-René Huguenin
La Côte Sauvage

Dolores Haze

Perdue : Dolorès Haze. Signalement :
Bouche « éclatante », cheveux « noisette » ;
Age : cinq mille trois cents jours (presque quinze ans !)
Profession : « néant » (ou bien « starlette »).

Où va-t-on te chercher, Dolorès quel tapis
Magique vers quel astre t’emporte ?
Et quelle marque a-t-elle – Antilope ? Okapi ? –
La voiture qui vibre à ta porte ?

Qui est ton nouveau dieu ! Ce chansonnier bâtard,
Pince-guitare au bar Rimatane ?
Ah, les beaux soirs d’antan quand nous restions si tard
Enlacés près du feu, ma Gitane ?

Ce maudit würlitzer, Lolita, me rend fou !
Avec qui danses-tu, ma caillette ?
Toi et lui en blue jeans et maillot plein de trous,
Et moi, seul dans mon coin, qui vous guette.

Mac Fatum, vieux babouin, est bienheureux, ma foi !
Avec sa femme enfant il voyage,
Et la farfouille au frais, dans les parcs où la loi
Protège tout animal sauvage.

Lolita ! Ses yeux gris demeuraient grands ouverts
Lorsque je baisais sa bouche close.
Dites, connaissez-vous le parfum « soleils verts » ?
Tiens, vous êtes français, je suppose ?

L’autre soir, un air froid d’opéra m’alita.
Son fêlé – bien fol est qui s’y fie !
Il neige. Le décor s’écroule, Lolita !
Lolita, qu’ai-je fait de ta vie ?

C’est fini, je me meurs, ma Lolita, ma Lo !
Oui je meurs de remords et de haine,
Mais ce gros poing velu je le lève à nouveau,
A tes pieds, de nouveau, je me traîne.

Hé, l’agent ! Les voilà – rasant cette lueur
De vitrine que l’orage écrase ;
Socquettes blanches : c’est elle ! Mon pauvre coeur !
C’est bien elle, c’est Dolorès Haze.

Sergent rendez-la moi, ma Lolita, ma Lo
Aux yeux si cruels, aux lèvres si douces.
Lolita : tout au plus quarante et un kilos,
Ma Lo : haute de soixantes pouces.

Ma voiture épuisée est en piteux état,
La dernière étape est la plus dure.
Dans l’herbe d’un fossé je mourrai, Lolita,
Et tout le reste est littérature.

Vladimir Nabokov (1899-1977) Lolita (1955)

Polenka

« Ma recherche m’avait conduit dans d’épaisses broussailles de putiers racémeux et d’aulnes noirs, sur le bord même de la rivière froide et bleue, quand soudain il y eut une explosion de clapotements et de cris, et de derrière un buisson odorant, j’aperçus à peu de distance Polenka et trois ou quatre autres enfants sortant des ruines d’un ancien établissement de bain et se baignant dans le costume d’Adam. Mouillée, haletante, une narine de son nez camus coulant, les côtes de son corps adolescent dessinant des arcs sous sa peau blême et hérissée par la chair de poule, les mollets éclaboussés de boue noire, un peigne courbe brillant dans ses cheveux plus sombres d’être humides, elle fuyait, en jouant des pieds et des mains, les coups sifflants et claquants de tiges de nénuphars qu’une fillette au ventre comme un tambour, à la tête rasée, et un adolescent excité et sans vergogne, portant autour des reins une espèce de ficelle tenue dans la région pour être efficace contre le mauvais œil, arrachaient de l’eau d’un coup sec et avec lesquels ils la harcelaient; et, durant une ou deux secondes, – avant que je ne m’éloignasse en rampant, sombre, partagé entre la répugnance et le désir -, je vis une Polenka insolite frissonner et s’accroupir sur les planches de l’appontement à demi démoli, se couvrant les seins de ses bras croisés pour se protéger du vent d’est, tandis qu’elle se gaussait de ses poursuivants en leur tirant la langue. »

« Autres Rivages Autobiographie » Vladimir Nabokov Collection Folio (p.268)

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Artist Blutch / Estampe d’encre pigmentaire

Inceste

« Des yeux dilatés, un profil racé, une bouche volontaire. Toute fourrure, jusqu’en ses sourcils, tête haute, face au vent, les yeux parmi les étoiles, c’est Jeanne qui s’avance fièrement, traînant sa jambe infirme. Regard au-dessus du niveau humain tandis que traîne, derrière son grand corps, sa jambe boiteuse, inerte comme un boulet de forçat. Prisonnière sur la terre, en dépit de sa volonté de mourir. Sa jambe à la traîne, il lui fallait bien rester au sol, jambe pesante, jambe morte, à laquelle elle était attelée comme le captif à son boulet et à sa chaîne.

Ses doigts pâles, ombrés de nervures, torturaient la guitare, s’acharnant à en tordre les cordes, cependant qu’elle chantait d’une voix lente, timidement. Et par-delà ce chant, c’était sa soif, sa famine, ses frayeurs. Or comme elle tournait les clefs de sa guitare, dans un accord sauvage, une corde cassa et ses yeux s’emplirent d’effroi comme si c’était son univers qui se rompait.

Elle chantait et riait : je suis amoureuse de mon frère.

Je suis amoureuse de mon frère.
Je veux des croisades, je veux le martyre.
Le monde est trop petit pour moi.

Les larmes amères de la défaite cristallisaient aux coins de ses yeux inquiets.
Mais je ne pleure jamais.
Elle saisit un miroir et se regarda avec amour.
Narcisse se contemplant dans les miroirs de Lanvin.
Les quatre Cavaliers de l’Apocalypse trottant au bois.
Tragédie roulant sur pneus à cordes.

Le monde est trop petit. Je suis lasse de jouer de la guitare, de tricoter, d’aller et de venir et de faire des enfants. Petits sont les hommes et courtes les passions. Les escaliers se mettent en fureur et les portes et les murs de la vie quotidienne qui vient déranger la continuité de l’extase.

Mais il existe un martyre de la tension, de la fièvre, de la vie débordante de mouvement et d’éclat, perpétuellement comme le firmament. Jamais on ne vit les étoiles tomber de fatigue, jamais on ne les vit pâlir. Elles ne dorment jamais.

Elle se tenait assise et se regardait dans un miroir à main, cherchant un cil qui s’était égaré sous sa paupière.

J’ai épousé un homme, dit Jeanne, qui n’avait jamais vu pleurer d’yeux peints et, le jour de mon mariage, j’ai pleuré. Il me regarda et vit une femme qui versait des larmes noires, énormes, très noires. Il fut saisi d’effroi à me voir pleurer ainsi, la nuit de nos noces. Lorsque j’entendis sonner les cloches, elles me parurent excessivement bruyantes. Elles m’assourdissaient. Je me sentais au bord des larmes de sang, tant mes oreilles me faisaient mal. Je me mis à tousser à cause du bruit qui était énorme et terrifiant comme au temps où je me trouvais tout près des cloches de Chartres. Il disait qu’elles n’étaient pas du tout bruyantes, les cloches, mais moi, je les entendais si proches que je ne percevais plus sa voix et le bruit s’imposait à moi comme le martèlement de ma chair et je songeais que mes oreilles allaient éclater. Toutes les cellules de mon corps se mettaient à exploser, dans cet énorme fracas d’où je ne pouvais m’échapper. J’essayais de courir, de fuir les cloches. Je criais : arrêtez les de sonner ! Mais impossible de m’en évader car leur tumulte était partout en moi et autour de moi, comme mon cœur qui donnait du pilon dans ses formidables battements d’acier, comme mes artères qui pressaient leurs cymbales, comme ma tête qui frappait le granit et comme le marteau qui cognait dans mes tempes. Explosions de notes, sans répit, éclatement total de mes cellules, d’écho en écho craquement et brisure, en moi, roulement des coups multipliés dans la torsion et l’ondulation des nerfs jusqu’au claquement, jusqu’au déchirement, coup de gong, ma chair se ratatine et se ride dans la douleur et le sang jaillit de mes oreilles et je ne peux plus supporter… je ne peux plus supporter le souci même de mon mariage, je ne peux plus supporter de m’être mariée à cet homme, parce que, parce que, parce que…

Je suis amoureuse de mon frère. »

La Maison de l’Inceste
Anaïs Nin
Edition Des femmes Antoinette Fouque (page 45)
Traduit de l’américain par Claude-Louis Combet

Je dors

« Ne me réveillez pas, nom de Dieu, salauds, ne me réveillez pas, attention je mords je vois rouge. Quelle horreur encore le jour encore la chiennerie l’instabilité l’aigreur. Je veux rentrer dans la mer aveugle assez d’éclairs qu’est-ce que ça signifie ces orages continuels on veut me faire vivre la vie du tonnerre on a remplacé mes oreilles par des plaques de tôle il y a des coups de grisou à chaque respiration de ma poitrine mes mineurs s’enfuient dans des galeries d’angoisse ça saute ça saute à qui mieux mieux. Mais ce n’est pas le jour c’est la dynamite. On passe des épées dans mes paupières on enfonce des doigts dans ma gorge on frotte ma peau des graviers du réveil. N’arrachez pas mes ongles plongés dans le terreau des songes ma chair colle à l’ombre la nuit est dans ma bouche mon sang ne veut pas couler. Je dors nom de dieu je dors.

Brutes je vais crier je crie brutes fils de truies enculées par les prie-Dieu avortons de caleçons sales boues des chiottes mailles sautées au bas des putains crapauds domestiques muqueuses purulentes vermines lâchez-moi roulures de rhododendrons poils d’aisselle bougies tontes de poux suints de rats copeaux copeaux noires déjections lâchez-moi je vous tue je vous pile je vous arrache les couilles je vous mâche le nez je vous je vous piétine.

Mort mort ils vont donc me réveiller ils me réveillent. A moi les cascades les trombes les cyclones l’onyx le fond des miroirs le trou des prunelles le deuil la saleté la pornographie les cafards le crime l’ébène le bétel les moutons de l’Afrique à face d’hommes la prêtraille à moi l’encre des seiches le cambouis les chiques les dents cariées les vents du nord la peste à moi l’ordure et la mélancolie la glu épaisse la paranoïa la peur à moi les ténèbres sifflantes depuis les cavalcades d’incendies les villes de charbon et les tourbières les exhalaisons puantes des chemins de fer dans les cités de brique tout ce qui ressemble au fard des nuits sans lune tout ce qui se déchire devant les yeux en taches en mouches en escarbilles en mirages de mort en hurlements en désespoir crachats de cachou crabes de réglisse rages résidus magiques muscats phoques on colloïdal puits sans fond. A moi le noir.

Culs fientes vomissures lopes lopes cochons pourris marrons d’Inde saumure d’urine excréments crachats sanglants règles pouah sueur de chenilles colle morve bavure vous vous pus et vieux foutre abominables sanies enflures vessies crevées cons moisis mous merdeux renvois d’ail.

Si vous avez aimé rien qu’une fois au monde ne me réveillez pas si vous avez aimé ! »

Le Con d’Irène Louis Aragon
Edition Le Petit Mercure – Chapitre 1.

Enfance

« J’ai reçu ma mesure du don d’aimer
Mais dès l’enfance
les gens
sont dressés à travailler.
Pour moi –
Je ripais sur la rive du Rion
et je traînais
à ne fichtre rien de rien.
Maman se fâchait :
« Le vilain garnement ! »
Papa me menaçait de ses coups de ceinture
Et moi,
me procurant un faux billet de trois roubles
j’allais derrière l’enclos taper la carte avec la troupe.
Sans le poids des chemises,
sans le poids des chaussures,
me rôtissant au feu de Koutaïssi,
je tournais au soleil tantôt mon dos,
tantôt ma panse –
jusqu’à ce que, sur l’estomac, il me cotisse.
Le soleil s’ébahissait.
« c’est haut comme trois pommes !
Mais le coeur
est accroché.
Il le met en quatre.
d’où vient-il
qu’il y ait
dans cette archine
place
pour moi,
pour le fleuve
et pour cent verstes de rochers ?! »

Vladimir Maïakovski

Poème « Enfant »
Extrait de « J’aime » in « A pleine voix »
Anthologie poétique 1915-1930
Traduction de Claude Frioux/ NRF/Poésie/ Gallimard

Archine : mesure traditionnelle russe équivalent à 0,71 mètres.

Récurrence

Quatre crépuscules au fond du lit.
Quelques imminences simples, qui vont de soi.
Tendre dans le flou de tes bras. Dans le soudain de nous.
C’est une sensation sans fin, incommensurable qui escroque le temps
Quand tu remontes les minutes sur l’horloge des contraintes.
La redevance de la société

Petit système de sagesse

« La vie de l’être humain se décomposait en un certain nombre d’éléments ou choses classifiées et hiérarchisées : les choses vraies peu fréquentes et d’un prix inestimable, les simples choses qui formaient le tissu banal et commun de l’existence, et les choses fantômes ou brouillards, comme la fièvre, les maux de dents, les atroces déceptions ou la mort. Trois ou quatre choses formaient une tour lorsqu’elles survenaient simultanément, un pont lorsqu’elles se succédaient de façon immédiate, Les vraies tours et les vrais ponts étaient les joies de la vie ; quand par surcroît les tours se présentaient en série, alors on accédait à la félicité suprême ; mais cela n’arrivait presque jamais. Dans certaines circonstances et sous certains éclairages une chose neutre pouvait paraître ou même devenir en effet chose vraie. Inversement elle pouvait se condenser en brouillard fétide. Quand la joie et la sans-joie formaient un mélange (mélange simultané et échelonné sur la pente de la durée), on avait à faire à des tours ruinées ou à des ponts écroulés.« 

Ada ou l’ardeur
Edition Folio (page 112)
Nabokov